Katarina Brunclíková

CZ | FR | EN

Nous pouvons reconnaître un bon travail créatif lorsque les choses comment à se mettre en place d’elles-mêmes – dans le domaine de la photographie, quand les clichés comment à former un cycle. cela fait des années maintenant que Katarina Brunclíková voit des cycles se créer, le plus grand, encore inachevé à ce jour, réunissant des photos de Prague a commencé à se former dès 2001. L’évocation de la capitale tchèque est trompeuse : il s’agit de photographies qui ne représentent pas directement le genius loci praguois et ne suscitent pas les associations que le spectateur est habitué à s’attendre voir en lien avec Prague. Leur sens est différent, plus personnel. L’arrivée à Prague représenta pour l’artiste la rencontre avec un monde hostile, effarouchant par son caractère étranger et notamment par son indifférence, propre à toute grande ville, envers les destins individuels des hommes. Le mot « Prague » désignerait ici plutôt non un espace géographique, mais un espace métaphorique dont le seul objectif serait de défaire l’homme de son identité, de la richesse interne de son âme. Et de l’enfermer dans la solitude.

Le cycle en question n’est cependant pas seulement le témoignage d’une indifférence ressentie, bien au contraire. Il vit et voit le jour afin de communiquer l’émerveillement de l’artiste face au fait que sous une croûte âpre, quoique robuste au premier abord, un seul pas nous sépare d’un monde où l’intimité des émotions est toujours reine et où l’homme n’est pas forcé à se plier à des ordres imposés. L’artiste démontre cela, à un niveau symbolique, par exemple à l’aide de photos de vitrines de magasins : le monde de la rue, devant la vitre, n’est séparé du monde derrière elle que par une mince paroi de verre, l’un se reflète dans l’autre, et donnent naissance à une mince frontière entre eux – et à des tableaux, voire des récits inattendus, qui se reflètent en cet entre-deux, précisément. A travers quelques signes, s’ouvre ici un monde qui échappe aux règles terrestres. Qui sait : d’autres êtres vivants insoupçonnés y vivent-ils peut-être?

La découverte de ces faits n’a peut-être pas surpris l’artiste autant que le spectateur qui prend connaissance de ses travaux. Elle était prête à l’accueillir – au fond, elle est allée à sa rencontre, l’appareil photo en main, comme va à la rencontre d’une évidence. Pour en trouver une explication, il nous faut ici revenir quelques années en arrière dans sa biographie. Une jeune fille de dix-sept ans à peine se voit confrontée à une épreuve ardue : du jour au lendemain, une maladie grave la cloue au lit et l’oblige à passer de longues semaines enfermée dans une pièce avec une luminosité limitée, la lumière provoquant dans son organisme des réactions allergiques. Pour un homme relégué aux quatre murs de sa chambre, celle-ci devient peu à peu une sorte d’univers de substitution. Les objets les plus proches prennent le rôle des paysages d’autrefois, et à la place de l’observation d’autant s’installe l’imagination : la vision intérieure prend sur elle le travail de l’ancien sens de la vue, extérieurement descriptif.

C’était au beau milieu de l’été, dehors brillait le soleil, mais dans la chambre de la jeune fille, seul ne parvenait que quelques reflets de cet éclat, capables de traverser les fentes des stores. Dans la chaleur frémissante, le métal des stores gagnait un éclat de nacre et la tonalité de sa couleur évoluait au grès du mouvement du soleil au fil du jour, passant d’un brun-or chaud à un bleu sombre et froid. Les vestiges des rayons de soleil traçaient des mirages sur les murs et sur le clavier d’un piano électrique, seul « meuble » présent dans le champ de vue de la jeune fille : lui aussi se métamorphosait sous l’effet de la lumière, comme si les touches bougeaient et jouaient d’elles-mêmes.

C’est alors que quelque chose se déclencha dans la jeune fille, que lui vint cette vision interne évoquée plus haut, et qu’il se mit à interpréter la lumière et les couleurs d’une façon différente de celle à la quelle la jeune fille était jusque-là habituée. Elle prit du plaisir à ce changement, de sorte qu’elle ne l’abandonna plus. Il s’agissait en fait d’un retour à soi-même : déjà, petite, à l’école maternelle, lorsqu’il lui fallait dessiner un champ et une forêt à l’automne, elle choisissait toujours la « mauvaise » couleur : le violet. Les feuilles doivent être jaunes, le champ brun, la corrigeaient les maîtresses. Elle comprenait leur intention, men même temps, elle sentait le pourquoi de la différence de ses couleurs : parce que c’est ainsi qu’elle les avait vécu, parce qu’elle venait de discerner son expérience personnelle de la solitude. La couleur devint pour elle un moyen de vision individuelle du monde. Selon son idée, chaque être humain devrait avoir sa propre couleur, différente des autres hommes.

Lorsqu’elle commença à prendre des photos, elle garda en mémoire sa période de maladie et la façon multiple dont la réalité s’était mise à lui parler, dans une langue plus complexe que celle de la réalité « réelle ». Elle décida de fixer cette pluralité dans sa perception de la réalité. C’est curieux, mais comme artiste, elle approche son travail en partant d’une attitude « finie » : elle sait d’avance, ne serait-ce que dans des traits bruts, l’émotion par laquelle telle ou telle réalité s’adresse à elle. Sur place, elle ne cherche pas, n’expérimente pas, elle ne fait qu’exprimer son intention d’origine. Elle arrive avec la vision d’une photographie achevée – et n’attend plus que les conditions lumineuses idéales lui permettant de dire : « Maintenant ».

Elle modifie et parachève sa vision initiale dans son approche technique de la photographie. Elle a toujours pris plaisir et curiosité dans la possibilité d’inventer de nouvelles approches. Mélanger un révélateur triple en fonction de la température : glaciale, brûlante ou courante – et observer ce que cela donne. C’est ainsi qu’elle découvrit aussi la technique du « cross », où l’on utilise les diapositives en couleur de la même façon qu’un film négatif : l’image finale a ensuite un grain élevé et des couleurs profondes avec un fort contraste. Voilà la solution : la technique était devenue servante et s’était ajoutée à sa conclusion que les couleurs ordinaires ne suffisent pas à exprimer son expérience émotionnelle. Ce n’est que lorsque l’artiste maîtrisa cette technique qu’elle découvrit que de nombreux photographes en Bohême et dans le monde l’avait déjà expérimentée.

Il est curieux de voir que, malgré sa haute exigence technique liée au processus des couleurs, Katarina Brunclíková préfère travailler avec des « moyens de fortune ». Elle n’a pas pris goût aux ateliers professionnels avec leurs lumières flash éclatantes. Dès le début, son atelier se limite une table de cuisine ou un bureau, illuminés d’une lampe de chevet, d’une lampe torche, d’une source lumineuse traversant un prisme de verre ou de reflets de miroirs, ingénieusement disposés. En tant qu’artiste, elle se sent bien dans l’intimité de sa chambre, et ajoute qu’elle n’est pas capable de travailler avec d’autres personnes, hormis celles qui lui sont les plus proches. Lorsqu’il lui faut travailler dans une rue mouvementée – comme c’est par exemple le cas dans son cycle praguois –, elle s’isole de son entourage à l’aide d’un walkman : c’est alors que le monde extérieure cesse d’être dérangeant et que s’ouvre l’entrée vers un monde interne.

Que ces deux mondes, le monde extérieur et le monde intérieur, soient éloignés l’un de l’autre, en témoigne la quantité de quadrillage auxquelles l’artiste a recours. Par là, elle nous dit que le monde réel est en danger, mais aussi que la voie qui y mène n’est pas toujours simple. Le voile qui se place souvent entre l’appareil photo et l’objet photographié renforce l’impression d’imperméabilité du monde d’ici-bas. Mais nul doute que même le cliché au voile le plus épais vit le jour pour nous apprendre qu’au-delà de cette trame, il reste toujours quelque chose. Aucune de ces images en apparence mélancoliques n’est désespérée, au contraire, on ne doute pas ici de la nature spirituelle du monde. Même si – à juste titre – on nous dit ici : la voie qui y mène est ardue. Mais c’est sur cette voie précisément que marche Katarina Brunclíková.

Pavel Kosatík

/\\/